L’idée n’est pas de moi. Elle vient de ma lecture du moment, Pisser dans les cours d’eau, de Serge Haston. La revue Invendable, qu’il co-édite avec plusieurs autres journalistes, raconte les dessous de leurs reportages. Tout ce qui n’est pas montré dans les articles vendus et publiés ailleurs, des voyages et des personnages qui se seraient autrement perdus entre les pages d’un carnet Moleskine.
Je pense que c’est une limite du journalisme classique: l’essentialisation des personnes que nous rencontrons. Lorsque nous les écrivons, nous les réduisons à une fonction, à une action; ils n’existent dans un article que pour illustrer un propos et c’est parfois frustrant pour moi de ne pas être capable de les décrire comme je les ai vus. L’après-publication rend les choses encore plus bizarres. Soyons francs, il est rare que nous nous revoyons autour d’un café ou d’un verre pour prendre des nouvelles. Une fois l’article paru, chacun trace son chemin - il y a bien quelques exceptions, mais elles sont trop rares. La plupart du temps, le texte publié constitue le seul souvenir qu’il me reste de mes “sujets”, encore plus si nous n’avons pas échangé nos réseaux sociaux.
Voilà d’où me vient l’envie de raconter les dessous de mes articles, même s’ils ne me mèneront pas à Pétaouchnok. J’aimerais en conserver une trace, et si elle peut en intéresser certains, c’est tout bénéf’. N’oublions pas l’aspect promo de mon travail. Tous les jeudis à 18h, Carnets de reportages se fraiera un chemin dans votre boîte mail.
Les articles desquels je raconterai les dessous ne seront pas forcément des reportages, mais “Carnets d’articles” c’est quand même beaucoup moins stylé.
Les cueilleuses chinoises de Paris
Partie 1
Nous sommes en décembre 2023. Les Roses d’Acier fêtent leur neuvième anniversaire dans un restaurant-karaoké du quartier de Belleville. Chaque année, elles réservent l’établissement et organisent une énorme soirée réunissant plus d’une centaine d’invités: adhérentes, financeurs, bénévoles, amis de l’asso… La soirée tient toujours sa promesse d’un événement festif où l’on mange à s’en péter le bide, boit à s’en exploser la vessie, danse à s’en casser les genoux, chante à s’en brûler les cordes vocales.
Il est de coutume que je traduise sur scène le discours de la présidente, Aying (que vous avez rencontrée vite fait dans ce Carnet de reportage, et plus longuement dans le livre Roses d’Acier - le lobbying d’en finit jamais) devant les invités. Par traduire, j’entends: elle lit une phrase en chinois, je lis la même en français. Et dites-vous que même pour un truc con comme ça, on arrive à s’emmêler les pinceaux. Je pense aux bilingues dans la salle et je me dis que je dois avoir l’air bien ridicule.
Cette année-là, je me retrouve à table avec mon amie Maëva (que j’ai plus ou moins incrustée à la soirée, tout le monde croit que c’est ma meuf et toutes les femmes de l’asso lui disent qu’elle est trop belle et que j’ai de la chance) et Zixuan (qui faisait entre autre partie de l’équipe de toilettage de Doumi) à ma gauche et deux personnes que je ne connais pas à ma droite. Ce sont Flaminia et Fabien, qui me félicitent pour le livre, ce qui les rend automatiquement sympathiques à mes yeux. Tous les deux sont chercheurs à l’université Paris Sorbonne Nord. Ils étudient la pratique de la cueillette urbaine chez les migrantes chinoises, et je me rappelle de cette sortie à Versailles qu’on avait faite avec l’asso, des femmes qui s’émervaillaient presque plus des plantes à cueillir sur le domaine que du château en lui-même. À la suite de cette virée royale, Ting, la coordinatrice de l’asso, m’avait demandé de rédiger un mail à une association de jardins partagés avec laquelle ils étaient en contact pour que les femmes puissent avoir un petit lopin de terre à cultiver.
Je suis très intéressé par le sujet d’étude de Flaminia et Fabien, qui m’ont invité à les suivre lors d’une excursion qu’ils organisent avec les Roses d’Acier, dans je-ne-sais-plus quel parc ou forêt d’Île-de-France. Je leur parle de mon père, qui, lorsqu’il sort se promener, nous ramène toujours des feuilles bizarres en nous disant, à ma mère et moi, « si, si, je connais cette plante, c’est du trucmuche que j’avais l’habitude de cueillir au village ! », avant de les plonger dans une casserole d’eau bouillante et de les manger avec des pâtes.
Je me dis que ce reportage pourrait trouver sa place dans un magazine du genre de Society, mais rapidement mes réflexions sont interrompues par Ajun, Aying et le reste des Roses d’Acier qui me demandent de les accompagner trinquer à chaque table. Trinquer voulant dire : s’enquiller un verre de bière cul sec. Lorsque je reviens m’asseoir, mon bide est tendu comme celui d’un petit Bouddha. Les lumières se sont tamisées et la musique s’est lancée. Je dois avouer que la cueillette s’est dissoute comme un cachet d’Efferalgan dans mon cerveau anesthésié par l’alcool.



Plusieurs jours plus tard, j’essaie de recomposer mes souvenirs de cette soirée. Je contacte Fabien et Flaminia pour en savoir un peu plus sur leurs travaux. J’aimerais qu’ils me donnent des éléments que je puisse utiliser pour écrire mon pitch d’article, mais à ce moment-là, ils en sont plutôt au début leurs recherches avec les Chinoises. Il faut attendre l’année suivante et une nouvelle soirée d’anniversaire des Roses d’Acier, où Flaminia nous pousse sur le dancefloor, pour qu’ils soient prêts à restituer les résultats de leur étude. Fabien me raconte avoir donné une conférence à la Cité des Sciences pour présenter leurs travaux. Heureusement, elle était filmée. Son intervention me donne suffisamment d’éléments pour commencer à travailler sur le sujet. Le pitch s’écrit tout seul, tchac tchac, deux temps trois mouvements, je reprends les éléments de la vidéo et du PowerPoint qui l’accompagne et Society me le prend. Il faut savoir que c’est le magazine que je lisais en étant étudiant et dont je me disais « wow, c’est trop cool ce qu’ils font, j’aimerais trop écrire comme ça un jour ! », et même si ce n’est pas ma première collaboration avec eux, c’est toujours un peu excitant de réaliser ce rêve de bébé journaliste.
Je revois donc Fabien et Flaminia dans un cadre plus formel, dans leurs bureaux, sur un site de l’université. Pour l’interview, ils me redonnent à peu près les éléments de la vidéo de Fabien, en précisant certains points et en me racontant plus d’anecdotes de recherche.
« En fait, j'ai lu un livre qui m'a beaucoup marquée, Le champignon de la fin du monde d'Anna Tsing, une anthropologue américaine qui a fait une enquête sur la cueillette d'un champignon, le matsutaké, dans les forêts de l'Oregon, m’explique Flaminia lorsque je lui demande comment ils ont sont venus à travailler sur ce sujet. C'est sur des populations qui cueillent ce champignon dans des forêts qui sont des forêts plantées. Donc c'est ce qu'elle appelle “les ruines du capitalisme”. En fait, ce ne sont pas vraiment des forêts, mais justement des plantations forestières qui sont assez pauvres d'un point de vue écologique, mais où les conditions sont pourtant propices à la pousse de ce champignon. Le matsutaké vaut très cher sur le marché du champignon mondial parce qu’il est très apprécié dans la gastronomie japonaise. L’autrice fait une sorte d'anthropologie de la cueillette, mais aussi de la circulation et la consommation de ce champignon. J'ai été assez frappée par la lecture de cet ouvrage. En parallèle, je commençais à pratiquer la cueillette, mais je travaillais plutôt sur des questions de nature en ville et de pratiques de jardinage et d'agriculture dans les quartiers populaires. Je me suis demandé, qu'est-ce qui se passe en ville ? Est-ce qu'il y a des gens qui cueillent ? Est-ce qu'il y a des plantes sauvages ? Du coup, j'ai lancé un projet de recherche sur ce sujet, sur la cueillette en ville. C'est à ce moment-là qu'avec Fabien, on a commencé à travailler ensemble, parce qu'on est collègues, on est dans le même laboratoire et que nos intérêts, nos sujets de recherche se sont rencontrés. »
Fabien et Flaminia m’expliquent ensuite comment ils ont accédé à leurs cueilleuses: en passant par des associations, comme les Roses d’Acier, mais aussi en se promenant sur les sites de cueillettes et en interpellant les personnes qu’ils y trouvaient. Grâce à leur stagiaire qui parlait couramment chinois, ils ont réussi à s’entretenir avec une soixantaine de cueilleuses. Ah oui, parce qu’il faut savoir qu’elles ne parlent souvent pas un mot de français. Flaminia me raconte notamment comment une fois, en courant le long du canal de l’Ourcq, elle s’est arrêtée pour discuter avec une femme qui cueillait là. La dame parlait un français rudimentaire, tout juste suffisant pour qu’elles puissent échanger. De fil en aiguille, après l’avoir ajoutée sur WeChat, elle a invité Flaminia chez elle pour déguster ses trouvailles.
Après mon entretien avec Fabien et Flaminia, je me rends compte qu’il va être difficile de creuser le sujet sans une meilleure connaissance du chinois et du vocabulaire spécifique aux plantes. Je me fais une petite liste de mots à apprendre. Seuls deux parviennent à intégrer durablement mon vocabulaire: zhiwu, plante, et pugongyi, le pissenlit, qui est la récolte star des cueilleuses, selon les chercheurs. D’autres plantes sont aussi citées comme le plantain, le chèvrefeuille, le ginkgo, le sophora, l’ail des ours... mais de ce que je comprends, rien n’égal le roi pissenlit, qu’elles utilisent pour faire des salades ou des décoctions médicinales, selon les principes de la médecine chinoise traditionnelle.
Je songe à me laisser guider par les Roses d’Acier, dont la plupart des adhérentes sont des ferventes pratiquantes de la cueillette. Lorsque je me pointe à la permanence de l’association, Ting accueille l’idée avec beaucoup d’enthousiasme. Il est question de renouveler la sortie de l’année dernière, organisée avec Flaminia et Fabien, et les Roses d’Acier disposent maintenant d’une parcelle dans un jardin partagé à Saint-Denis où elles cultivent leurs propres denrées. Je demande à celles présentes si elles seraient intéressées de m’en parler, et si la plupart se montre timides à cette idée, Xiaodui*, qui est chargée de l’accueil de la permanence, se prête au jeu et répond à mes questions du mieux qu’elle peut. En convalescence après un cancer, la cueillette lui a permis de garder le lien avec ses copines tout en pratiquant une activité physique à l’extérieur. Non, elle ne cueillait pas en Chine, où elle a grandit dans une zone urbaine. C’est un loisir qu’elle a découvert ici. Elle me montre “le” livre de botanique chinois. Dans cet énorme pavé à la couverture verte, le Bencao Gangmu, les plantes sont associées à des vertus médicinales. Xiaodui tourne quelques pages et tombe sur le fameux pugongyi. Elle me dit qu’à ce stade de l’année, il est assez difficile d’en trouver, mais qu’il y a un petit spot à côté d’ici - je me demande si ce n’est pas les Buttes Chaumont - où il en pousse une flopée. Elle me montrera plus tard dans l’année. L’échange avec Xiaodui est saccadé. J’apprends beaucoup de choses, mais il est difficile de la faire s’exprimer longuement sur une question. Ses réponses sont “sèches”, dans le sens où elle ne s’étend pas sur le sujet. Nous butons un peu sur la langue, confirmant mes craintes: les balbutiements rendent difficile l’obtention d’un matériel utilisable pour l’article. Ting, qui me sert d’habitude de traductrice avec les Roses d’Acier, est occupée avec avec la permanence et je commence à douter de ma capacité à mener à bien les entretiens pour cet article. Je me dis qu’au pire, la sortie prévue en avril devrait me fournir le matériel nécessaire. Enfin, j’espère.
La semaine d’après, Xiaodui me ramène dans un sac plastique des feuilles de pissenlit, cueillies je-ne-sais-où. Elle me dit de les faire bouillir dans de l’eau avant de les manger, que ça se consomme très bien en salade. Je la remercie et ramène le sac chez moi. Le soir, au moment de faire cuire mes pâtes, je regarde les feuilles de pissenlit qui commencent déjà à rabougrir.
Je ne les ai pas mangées.
Pour cet article, j’essaie de me forcer à sortir de ma “zone de confort” - les Roses d’Acier - et contacte d’autres associations fréquentées par les migrantes chinoises. J’ai un contact à l’AJCF (association des jeunes chinois de France), qui accepte de poster un appel à témoin sur le Discord de l’asso. Je demande aussi à toutes mes potes chinoises si leurs parents pratiquent. Alice et Juliette me répondent que oui. La seconde m’assure que sa mère est une cueilleuse acharnée, mais qu’elle ne voudra pas me parler, préférant garder ses spots secrets. Je lui assure que je ne divulguerai pas l’endroit, que je resterai vague, promis je ne suis pas une balance ! Finalement, Juliette m’envoie ce message. « Coucou! Elle m’a dit qu’elle était ok. Elle voulait t’emmener sur le terrain, dans une forêt je sais pas où avec mon chien et une pelle pour que tu l’aides. » Ambiance.
En parallèle, le hameçon lancé dans le Discord de l’AJCF accroche une prise. Lu me contacte par mail. « Ma mère et ma tante font souvent des randonnées-cueillettes avec leur petit club de tatas chinoises. Elles se retrouvent pour ramasser de l'ail des ours, des noix et châtaignes, et parfois des champignons. Je pense que ma mère pourrait accepter d'être interviewée selon les conditions, mais les autres tatas ne parlent pas aussi bien français qu'elle. » La fortune me sourit. Je cale un rendez-vous avec Lu et sa mère, suivi d’un autre, le lendemain, avec Juliette et la sienne.
* Le prénom a été changé
J’ai décidé de scinder ce Carnet de reportage en trois parties, car il est plutôt mastoc. La semaine prochaine, je vous emmènerai en rando-cueillette avec la mère de Lu et celle de Juliette.
L’article en question devrait sortir dans le prochain numéro de Society, c’est-à-dire, deux semaines après la publication de cette newsletter… ce qui coïncidera probablement avec l’ultime partie de cette trilogie cueillette.
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