L’idée n’est pas de moi. Elle vient de ma lecture du moment, Pisser dans les cours d’eau, de Serge Haston. La revue Invendable, qu’il co-édite avec plusieurs autres journalistes, raconte les dessous de leurs reportages. Tout ce qui n’est pas montré dans les articles vendus et publiés ailleurs, des voyages et des personnages qui se seraient autrement perdus entre les pages d’un carnet Moleskine.
Je pense que c’est une limite du journalisme classique: l’essentialisation des personnes que nous rencontrons. Lorsque nous les écrivons, nous les réduisons à une fonction, à une action; ils n’existent dans un article que pour illustrer un propos et c’est parfois frustrant pour moi de ne pas être capable de les décrire comme je les ai vus. L’après-publication rend les choses encore plus bizarres. Soyons francs, il est rare que nous nous revoyons autour d’un café ou d’un verre pour prendre des nouvelles. Une fois l’article paru, chacun trace son chemin - il y a bien quelques exceptions, mais elles sont trop rares. La plupart du temps, le texte publié constitue le seul souvenir qu’il me reste de mes “sujets”, encore plus si nous n’avons pas échangé nos réseaux sociaux.
Voilà d’où me vient l’envie de raconter les dessous de mes articles, même s’ils ne me mèneront pas à Pétaouchnok. J’aimerais en conserver une trace, et si elle peut en intéresser certains, c’est tout bénéf’. N’oublions pas l’aspect promo de mon travail. Carnets de reportages se fraiera un chemin dans votre boîte mail tous les jeudis à 18h.
Les articles desquels je raconterai les dessous ne seront pas forcément des reportages, mais “Carnets d’articles” c’est quand même beaucoup moins stylé.
Avant de commencer…
Je suis toujours en train d’apprivoiser la plateforme sur laquelle j’écris ces newsletters. C’est long, de comprendre les ficelles qui permettent à cette publication d’exister et d’être lue - je veux dire par là, de trouver des abonnés, de la faire découvrir à mon entourage mais aussi essayer d’élargir son lectorat, de la faire tomber entre les mains de personnes inconnues mais intéressées par la démarche. Malgré mes tâtonnements, mes maladresses parfois, je suis obligé de constater qu’au bout de quatre semaines, je kiffe toujours autant écrire ce format. J’espère que vous kiffez toujours autant lire ces Carnets de reportages.
C’est excitant, d’écrire en étant son propre rédacteur en chef, de pouvoir un peu faire ce que je veux. Vous avez dû le remarquer, j’essaie quand même de m’astreindre à respecter un format. Dans chaque Carnets de reportages, on retrouve à chaque fois un peu la même chose: un point sur ma vie (une sorte de vlog à l’écrit), une histoire, quelques personnages forts que j’essaie de camper au mieux lorsque ma mémoire ne me fait pas défaut, tout le travail invisible autour de la vente des articles, et une “production” finale.
La newsletter fonctionne bien, elle gagne des lecteurs chaque semaine. Au point où je me demande si elle ne mériterait pas que j’y consacre plus de temps, que j’aille au-delà de l’écriture de mes “mémoires” de journaliste (c’est tellement pète-plus-haut-que-son-cul d’écrire ça comme ça, mais vous avez l’idée.) Je pense à un format particulier, style L'amour est dans le pré : que sont ils devenus ? où je vous raconterai, tous les mois, tous les trois mois, ou tous les, je sais pas, cinq numéros de la newsletter, ce que sont devenus les personnages qui ont croisé ma vie lors de mes reportages. Avoir des nouvelles de madame Bei, de Doumi, des boxeurs chinois, ou même du village, où je compte me rendre cet été pour le mariage de ma cousine. Si je trouve l’idée excellente, limpide et brillante (impartialité: 0), je me permets de vous sonder sur le sujet. Dites moi ce que vous en pensez ! Si jamais cette démarche récolte votre approbation, je me bougerai le cul pour ramener les informations nécessaires. Et possiblement rendre visite à Doumi, s’il est toujours dans le coin, et aux boxeurs chinois, lorsque je rentrerai à Xi’an cet été.
Je sollicite encore quelques secondes de votre attention avant de vous donner le Carnet de reportage de la semaine. Du mois de mai au mois de juin, je rejoins la résidence d’écriture À l’est pour avancer sur mon prochain bouquin. Est-ce qu’une newsletter hebdo (séparée des Carnets de reportage) sur la vie dans la résidence et le processus d’écriture du livre vous intéresserait ?
Dernier point: à cause de mon pavé ci-dessus, le texte que vous allez recevoir est trop long pour beaucoup de services de messageries électroniques, comme Gmail. Vous pouvez toujours cliquer sur le bouton “voir le message entier” qui devrait se trouver quelque part sur la page pour, comme le nom l’indique très clairement, voir le message en entier.
Merci, bonne lecture !
À Ouistreham, un campement d’exilés soudanais craint l’expulsion
L’été 2021 a un goût assez spécial, celui de la liberté retrouvée. Après les confinements successifs, la vie reprend son cours et je n’ai qu’une envie pour les mois à venir: kiffer. Le destin a d’autres plans pour moi. Mediapart me propose un CDD de deux mois, un remplacement d’été. Impossible de refuser une opportunité pareille. Tout le mois de juillet et d’août, je pose mes bagages dans ce bastion du journalisme d’investigation. Ce n’est pas l’été que j’avais imaginé, mais j’ai la chance de pouvoir traiter de supers sujets et d’avoir une assez grande autonomie.
En veille d’information sur Twitter (continuer à dire et écrire Twitter constitue, pour moi, un acte de militantisme extrêmement fort), je tombe sur un tweet de l’association d’aide aux exilés La Cimade dénonçant la publication d’un communiqué de presse du préfet du Calvados concernant la situation d’un jeune demandeur d’asile Soudanais. Ces informations, si elles étaient connues des autorités soudanaises, pourraient avoir de sérieuses conséquences - on parle de vie ou de mort - sur la famille d’Idriss* et le mettrait lui-même en grave danger s’il venait à être expulsé. La préfecture le décrit comme un “jeune délinquant qui aurait agressé un chauffeur routier avec un couteau”. La vérité est bien sûre, beaucoup plus complexe. Dans le communiqué, le nom et prénom d’Idriss, ainsi que son statut de demandeur d’asile, sont clairement mentionnés.
« Le 9 juin, Idriss a essayé de s’introduire dans un camion en direction de l’Angleterre avec un de ses camarades. Le chauffeur du poids lourd les a repérés et une altercation s’en est suivie. Idriss est accusé d’avoir blessé le routier au poignet avec le couteau à huître dont il s’était servi pour déchirer la bâche de la remorque. « Le chauffeur a porté plainte, mais il n’était pas là à l’audience, se rappelle Nina. Dans son témoignage, il expliquait qu’il ne pouvait pas formellement affirmer avoir été blessé par le couteau. Et puis la blessure, c’était une estafilade : Idriss ne lui a pas planté le couteau. » » (Je déteste le double “»”. Quelqu’un a une idée d’avec quoi je pourrais le remplacer ?)
La préfecture du Calvados accusée de mettre en danger un demandeur d’asile soudanais - Mediapart
Nina, c’est une bénévole du collectif citoyens/citoyennes en lutte Ouistreham. Elle connaît bien Idriss, qu’elle invitait régulièrement à manger chez elle avant qu’il ne soit arrêté et placé en centre de rétention. On s’est eu plusieurs fois au téléphone, Nina et moi, pour parler d’Idriss. Cette passionnée d’équitation m’a l’air extrêmement sympathique et sa voix, super douce, me fait penser qu’elle est une personne profondément gentille et empathique (une qualité qui se perd). Il faut l’être pour donner de son temps aux réfugiés.
Nina m’avait appelé la veille du bouclage de mon papier, très inquiète. La situation s’était compliquée pour le jeune homme.
« Vendredi 13 au soir, la veille de son audience devant le juge des libertés et de la détention (JLD) – qui statue sur sa remise en liberté –, Idriss a tenté de mettre fin à ses jours en avalant du gel hydroalcoolique, après avoir refusé un deuxième test PCR. Ce qui constitue désormais un délit depuis le passage de la loi sur le passe sanitaire (lire ici notre article sur le sujet) et pour lequel Idriss, s’il est poursuivi, risque jusqu’à trois ans de prison ferme et une IRTF de 10 ans. Cette peine viendrait s’ajouter aux six mois de prison avec sursis auxquels il a été condamné après l’altercation avec le chauffeur routier.
Samedi matin, le JLD s’est prononcé pour la libération d’Idriss, hospitalisé dans un établissement psychiatrique. »
La préfecture du Calvados accusée de mettre en danger un demandeur d’asile soudanais - Mediapart
Lorsque le papier sort, Nina me remercie. Je lui promets de venir la voir à Ouistreham pour documenter la situation là-bas.
Quelques jours plus tard, après quelques entretiens en amont, j’obtiens le go de la rédaction pour partir.
Dans cette petite ville portuaire de Normandie, ça fait plusieurs années qu’une communauté d’exilés Soudanais a planté ses tentes sur une parcelle boisée proche d’un canal. Le maire (LR à l’époque) de la ville, Romain Bail leur mène la vie dure en plus de mettre des bâtons dans les roues des associations comme La Croix Rouge ou des collectifs de riverains qui souhaitent leur venir en aide. Le journal d’investigation normand Le Poulpe a documenté de manière exhaustive la croisade de l’édile contre les migrants de sa ville (renommée depuis Ouistreham Riva-Bella. Quel horrible nom, ça sonne vieux camping tout pourri). Je vais citer quelques passages de leurs articles pour que vous ayez une bonne idée du bonhomme et du contexte dans lequel migrants et associations essaient de se débrouiller.
« Le 11 juin 2019, Romain Bail, maire LR de Ouistreham, comparaissait devant le tribunal correctionnel de Caen pour avoir verbalisé, de manière abusive, les véhicules de personnes venues aider des migrants sur le territoire de sa commune. L'affaire a été jugée et ce mardi 2 juillet 2019, le tribunal a condamné Romain Bail à six mois de prison avec sursis et à payer 1 821 euros à neuf parties civiles. Le maire se réserve le droit de faire appel. » [Il n’a pas fait appel]
Romain Bail, l’incorrigible élu calvadosien - Par Marylene Carre pour Le Poulpe - le 12/06/2019 à 12h16.
« Dès les premières arrivées de migrants, le maire a fait fermer les toilettes municipales, pris des arrêtés d’interdiction des feux et des rassemblements. « Les vêtements et duvets que nous apportions étaient confisqués, jetés, brûlés par la police municipale », racontent les associations. »
À Ouistreham, dans le Calvados, la croisade d'un maire contre les migrants et leurs soutiens - Par Marylene Carre pour Le Poulpe - le 29/03/2024 à 13h40
Comme légendé sur Le Poulpe: “Romain Bail, 34 ans, maire LR de Ouistreham, sur la côte de Nacre”
Deux collectifs de riverains viennent sur le camp aider les Soudanais. Le Camo - collectif d’aide aux migrants à Ouistreham - et les citoyen.nes en lutte Ouistreham - dont Nina fait partie. Je n’arrive pas à joindre le premier, qui semble être endormi depuis le déconfinement. Côté citoyens en lutte, Mireille* me répond très rapidement. Cette institutrice m’explique la situation au téléphone : depuis le démantèlement de Calais, les migrants sont éclatés le long de la côte normande. Ouistreham est devenu un point de chute pour les Soudanais en quête d’un passage vers l’Angleterre depuis 2017. En ce moment, Mireille en compte quelques dizaines, entre cinquante et soixante-dix, dont la moitié sont des demandeurs d’asile.
Mireille a la gentillesse de passer me chercher en voiture à la gare de Caen avec Nina. À 24 ans, je n’ai pas encore le permis mais je le vis bien. Être le passenger princess de Mireille et Nina a ses avantages: je peux directement faire leur connaissance avant d’arriver au camp.
Sur le chemin, Nina me raconte les dernières nouvelles concernant Idriss. Il ne va pas très bien. Le collectif a décidé de l’envoyer se reposer au vert, mais ils ne veulent pas dire exactement où.
Nous arrivons sur le parking devant le petit bois où les Soudanais se sont installés. Autour, il n’y a pas grand chose. En traversant le grand rond-point, on peut trouver un supermarché. Comptez une dizaine de minutes de marche le long d’une route sans trottoir pour rejoindre le coeur de ville. Il faut s’engager sur la petite promenade qui longe le canal et s’éloigne du centre pour apercevoir le campement, et encore, les tentes sont à l’abri des regards. Si les exilés ne sortaient pas des bois, on pourrait croire qu’ils ne sont pas là.
Alain*, un autre membre du collectif, me serre la pince lorsque je sors de la voiture. Il a d’énormes paluches. C’est un grand gaillard, l’allure anarcho-punk, un peu voûté, qui débite comme s’il avait pris du speed. Il a l’air d’être le genre de type à avoir participé à des bagarres contre les fachos de son époque. Malgré ses airs un peu bourrus, il est très accueillant et me met rapidement à l’aise. Il parle des exilés comme de « ses gars », les appelle par leur prénom, il les connaît tous. Il me fait faire un tour du campement presque comme s’il me tenait par la main.





J’en apprends un peu plus sur la “disparition” du Camo, dont certains membres se plaignaient du manque de reconnaissance des migrants pour leur don de soi. Je ne sais plus si c’est Mireille ou Alain qui m’en parle, mais je sens bien qu’il/elle n’a pas beaucoup d’estime pour ces militants non politisés qui s’attendaient à être reçus en sauveurs. C’est entre autre à cause de ça qu’Alain, Mireille et Nina sont partis du Camo pour fonder le collectif citoyen.nes de Ouistreham. J’imagine facilement Alain claquer la porte d’un collectif sur fond de divergences d’opinion. De toute façon, la plupart des membres du Camo étaient assez âgés. Avec la paranoïa covid qui flotte encore dans les airs, je comprends qu’ils ne soient pas chauds de reprendre tout de suite leurs activités.
Pour le papier, je parle à plusieurs exilés. Heureusement que Nina et Mireille sont là. « Les gars » les connaissent bien, depuis le temps qu’elles viennent sur le campement. Ce qui est étonnant , compte-tenu du “turn-over” dû aux tentatives de passages de l’autre côté de la Manche. En général, un exilé ne reste jamais très longtemps ici. Mais il est aussitôt remplacé par un nouveau. Les seuls qui ne bougent pas malgré les années (et Romain Bail) : Mireille, Nina et Alain, comme trois phares qui ne cessent jamais de guider les navires perdus. Les exilés leur sont reconnaissants. Ça se voit, ça s’entend, ça se sent dans la petite cuisine improvisée où ils leur préparent des fois à manger. À force, ces bienfaiteurs ont gagné leur confiance, alors quand Nina et Mireille leur disent qu’ils peuvent me parler sans crainte, ça me facilite grandement la tâche.
Parce que sinon, les conversations s’amorcent difficilement. Je rame un peu. Il faut parfois tâtonner entre l’anglais et le français, avec lesquels ils ne sont pas forcément très à l’aise. Mais une fois lancés, les quelques-un qui acceptent de me parler se livrent sans pudeur sur leur parcours migratoire, leur vie en Normandie et leurs ambitions ici. Des histoires font froid dans le dos. Un sacré paquet est notamment passé par la Libye, où les exilés sont parfois enfermés et torturés dans d’affreuses prisons. Certains sont convaincus que l’herbe est plus verte en Angleterre et cherchent à traverser la Manche par tous le moyens. D’autres souhaitent s’installer ici, apprendre le français et trouver un boulot. Globalement, ils m’ont tous l’air extrêmement sympathiques. Mais j’ai toujours l’impression de faire chier quand j’essaie de leur parler, d’être le mec qui casse un peu l’ambiance. Se livrer à moi, c’est se replonger dans l’enfer de l’exil, même si ce n’est qu’à travers des mots. Mais ils font l’effort. Pour eux, me parler équivaut à faire plaisir à Nina et Mireille, comme une manière de leur rendre ce qu’elles leur donnent. Enfin, c’est comme ça que je le ressens.
À la fin de la journée, Alain me dépose à Caen pendant que les jeunes jouent au foot sur le parking. Nina et Mireille sont déjà rentrées depuis quelques heures, elles ont une vie en parallèle de leur engagement bénévole. Pendant le trajet, celui que j’estime quinquagénaire m’explique être membre de je-ne-sais-combien de collectifs locaux et a plein d’infos à me partager. C’est un homme de toutes les luttes, un briscard qui a roulé sa bosse dans tous les milieux militants du coin. Alain a ouvert des dizaines de squats et en a vu peut-être deux fois plus se faire expulser. Ce genre de type qui ne comprend pas qu’on puisse faire passer des intérêts personnels avant le collectif, qu’on mette une valeur sur la vie des gens en fonction de leur capital économique, de leurs papiers ou de leur couleur de peau. Alain redonne foi en l’humanité - comme Mireille et Nina -, même s’il peut parfois être brusque dans ses propos ou radical ses prises de position. Il est sans concession, Alain. D’ailleurs, j’ai l’impression que ça lui vaut pas mal d’embrouilles avec des gens de son propre camp, comme ces types du Camo de Ouistreham. Alain a des idéaux et ne les trahirait pas pour tous les tickets gagnants de l’Euromillions, quitte à se mettre la Terre entière sur le dos. Je l’écoute parler de la région, de ses margoulins de politiques, des magouilleurs qui s’en mettent plein les fouilles sur le dos de personnes en galère… Ce mec m’a l’air d’être un puits de savoir local sans fond. Je l’aime bien, cet espèce de Père Castor rouge et noir. On se dit qu’on restera en contact, de toute manière, il doit m’envoyer la copie d’un jugement pour que je finisse mon article. Arrivé devant mon Ibis budget, je l’imagine repartir sur un squat, en manif, sur un piquet de grève ou je-ne-sais-où et ne rentrer chez lui qu’une fois la nuit tombée.
Après avoir dîné en ville et pris quelques photos de touriste - c’était ma première fois dans le coin, il fallait bien immortaliser ça - je rentre dans ma chambre et commence à écrire mon papier. Alain m’envoie la copie du jugement le soir-même. Le lendemain matin, je profite bien évidemment du petit-déjeuner de l’hôtel et je sors me balader sous le soleil en attendant mon TER. L’article est publié quelques jours plus tard.

Voici quelques extraits du papier. Je ne vais pas le copier-coller entièrement ici, Mediapart fonctionnant sur un système d’abonnement. Mais je pense que vous pouvez le retrouver assez facilement sur Facebook. Clin d’oeil, clin d’oeil.
À Ouistreham, un campement d’exilés soudanais craint l’expulsion
« Au bord du canal de Caen, quelques bâches bleues cachées par un petit bois sont visibles le long du chemin de halage. Des chaises ont été posées le long de cette « voie verte ». Une légère odeur de bois brûlé est perceptible depuis la piste cyclable.
Dans ce coin de nature anciennement « envahi par les ronces », à une dizaine de minutes à pied du centre-ville de Ouistreham, entre 60 et 70 exilés Soudanais ont planté leurs tentes. La moitié d’entre eux sont demandeurs d’asile. Ils ont investi la parcelle après le démantèlement de la jungle de Calais, en 2017. Certains en sont partis, mais ils ont rapidement été remplacés par d’autres. Un ballet incessant. « À une période, ils étaient même entre 200 et 250 », se rappelle Alain*, militant local de longue date.
Mais l’endroit pourrait bientôt être évacué. Le syndicat mixte des ports normands, qui revendique la propriété du terrain sur lequel est bâti le campement, a saisi le Conseil d’État pour réclamer l’expulsion des migrants – après avoir été débouté par le tribunal administratif de Caen, le 25 juin. La procédure est soutenue par le préfet du Calvados, qui considère que l’occupation de la parcelle constitue « une situation de trouble à l’ordre public », peut-on lire dans le compte-rendu du jugement du tribunal administratif. « Ça fait des années que les gars sont installés ici et qu’ils ne posent de problème à personne, rembobine Alain. Que va-t-il advenir du terrain après qu’on les aura expulsés ? Ils vont ajouter des barrières pour que plus personne ne puisse y entrer ? »
(…)
La petite ville de 9 000 habitants est un point de passage vers le Royaume-Uni. « La plupart des gens ici veulent aller en Angleterre parce que la vie ici n’est pas bonne », soutient Ali, 25 ans. Il est arrivé en France il y a quatre mois et s’est tout de suite dirigé vers Ouistreham. « On m’a dit qu’il y avait une communauté de Soudanais ici. C’est mieux de ne pas être seul. »
« La vie en France est difficile, elle est stupide, témoigne Momo* en faisant référence aux difficultés administratives qu’il rencontre. Je veux aller en Angleterre. Là-bas, ça sera mieux, je pense. » Maillot des Bulls sur le dos, le jeune homme de 23 ans a débarqué ici il y a trois mois, après avoir quitté son pays en 2018. Il a traversé la Libye, Malte et l’Italie, avant de finir à Ouistreham. « J’habitais dans le sud du Soudan, mais c’était trop dangereux. Il n’y avait même plus de police. »
D’autres, contrairement à Momo, se verraient bien s’installer ici. « En France, je n’ai pas de toit, je ne peux pas travailler… Il y a trop de rendez-vous administratifs, ça prend trop de temps pour avoir des papiers, énumère Ali. Mais je veux rester en France, être régularisé, apprendre le français, travailler… » Ali a voyagé jusqu’en Libye, d’où il a rejoint l’Italie à bord d’une embarcation de fortune, avant de franchir la frontière alpine à pied. « C’était dur », se souvient-il succinctement. À Ouistreham, il regrette de ne « rien faire » de ses journées. « On tourne en rond. Le seul truc qui me sort un peu, c’est quand on joue au foot le mardi. »
(…)
Aujourd’hui, Nina et Cécile ont organisé une journée vaccination au squat, avec l’équipe de vaccination de Caen. Dans le jardin, où une vingtaine de Soudanais discutent autour d’une table basse, beaucoup ne sont pas rassurés par la piqûre. « Je ne veux pas me faire vacciner, je n’ai pas confiance », explique Momo. — « Non mais toi t’as eu le coronavirus, c’est sûr ! », chambre l’un d’entre eux. — « Ça doit faire super mal en plus », embraye un autre.
« Je les travaille depuis des jours et des jours, rembobine Nina, qui essaie de les rassurer dans un mélange d’anglais, de français et d’arabe. Ils ont super peur du vaccin. » Malgré les réticences, 13 habitants du camp se font piquer le bras, sur les 14 doses apportées. »
Lorsque mon été à Mediapart se termine, je redeviens pigiste. Et continue à suivre la vie du camp de Ouistreham via Alain, qui m’appelle régulièrement. L’année d’après, en juillet 2022, la cour de justice qui étudie la demande d’asile d’Idriss tape sur les doigts de la préfecture du Calvados au sujet de son communiqué. Pour Le Poulpe, je documente les nombreuses procédures intentées par les institutions normandes pour se débarrasser ce camp d’exilés et chiffre les dépenses publiques engagées dans cette croisade par Ports de Normandie. Plus tard, je retourne à Caen voir Alain, qui a réquisitionné plusieurs bâtiments abandonnés dans la ville avec son collectif pour y loger des exilés venant d’un peu partout sans domicile fixe. Une solution temporaire, qui leur permet de ne pas se retrouver tout de suite à la rue, le 115 étant débordé par les appels. Ma dernière rencontre avec Alain remonte à juin dernier. J’étais retourné le voir à Lisieux pour mettre en lumière les pratiques plus que discutables d’Inolya, un bailleur social qui préférait bousiller ses maisons abandonnées plutôt que de les voir squattées par des familles sans logis. Plus récemment, il me disait avoir eu des problèmes de santé et avoir été emmerdé par une histoire qui avait pris des proportions assez énormes à la suite d’une micro altercation avec un type qui s’était plaint d’avoir été agressé. L’histoire était même passé dans le JT local.
Je trouve ça marrant d’avoir fait autant de sujets en Normandie alors que je n’y ai aucune attache. Merci Alain de m’avoir fait découvrir cette belle région remplie d’histoires à raconter.
Ça fait plusieurs mois que je n’ai pas eu de ses nouvelles. Il m’a passé un coup de fil il y a quelques semaines, en coup de vent, en promettant de me rappeler bientôt.
Je pense qu’Alain est une de mes premières sources.
* Les prénoms ont été modifiés
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