L’idée n’est pas de moi. Je la tiens de ma lecture du moment, Pisser dans les cours d’eau, de Serge Haston. La revue Invendable, qu’il co-édite avec plusieurs autres journalistes, raconte les dessous de leurs reportages. Tout ce qui n’est pas montré dans les articles vendus et publiés ailleurs, des voyages et des personnages qui se seraient autrement perdus entre les pages d’un carnet Moleskine.
Je pense que c’est une limite du journalisme classique: l’essentialisation des personnes que nous rencontrons. Lorsque nous les écrivons, nous les réduisons à une fonction, à une action; ils n’existent dans un article que pour illustrer un propos et c’est parfois frustrant pour moi de ne pas être capable de les décrire comme je les ai vus. L’après-publication rend les choses encore plus bizarres. Soyons francs, il est rare que nous nous revoyons autour d’un café ou d’un verre pour prendre des nouvelles. Une fois l’article paru, chacun trace son chemin - il y a bien quelques exceptions, mais elles sont trop rares. La plupart du temps, le texte publié constitue le seul souvenir qu’il me reste de mes “sujets”, encore plus si nous n’avons pas échangé nos réseaux sociaux.
Voilà d’où me vient l’envie de raconter les dessous de mes articles, même s’ils ne me mèneront pas à Pétaouchnok. J’aimerais en conserver une trace, et si elle peut en intéresser certains, c’est tout bénéf’. N’oublions pas l’aspect promo de mon travail. Carnets de reportages se fraiera un chemin dans votre boîte mail un jeudi sur deux à 18h.
Les articles desquels je raconterai les dessous ne seront pas forcément des reportages, mais “Carnets d’articles” c’est quand même beaucoup moins stylé.
Avant de commencer…
Vous n’avez rien reçu la semaine dernière et vous avez paniqué de ne pas pouvoir lire votre newsletter ? Vous vous demandiez s’il m’était arrivé quelque chose ? Vous étiez à deux doigts d’appeler la police pour leur faire part d’une disparition inquiétante ? « Si, si, je vous jure, ce n’est pas normal, je n’ai pas reçu mon numéro de Carnets de reportages la semaine dernière !!! Menez l’enquête s’il vous plaît, retrouvez Rémi ! »
Pas de panique !! Après plusieurs retours, j’ai décidé de passer Carnets de reportages en quinzomadaire. Ce qui veut concrètement dire que vous recevrez la newsletter un jeudi sur deux.
Cette semaine, vous retrouverez mes premiers pas dans cet univers un peu déroutant, et la newsletter suivante sera consacrée à un dispositif particulier : un hôtel entier réquisitionné pour héberger des usagers de drogue. Comme pour les cueilleuses, j’ai décidé de scinder ce Carnet de reportage en plusieurs parties. Je pense qu’il devrait y en avoir trois, on verra. Après cette série sur le crack, je mettrai sans doute la newsletter sur pause pendant quelques temps. Il faut que je refasse le plein d’histoires
Si vous aviez raté la trilogie des cueilleuses:
Des jardins d’Éole au répit d’une « salle de shoot », l’errance des usagers de crack parisiens
Été 2021. La rédactrice en cheffe de la rubrique société de Mediapart, avec qui je n’ai collaboré que sur deux piges, m’appelle. Elle souhaite me passer une commande, ce qui est extrêmement rare : de toute ma carrière de journaliste indépendant, je crois que c’est la première et seule fois que l’on m’appelle pour me proposer du travail. Je crois comprendre que le ou la journaliste qui s’occupe de ces thématiques en temps normal est indisposé. On me demande si je serai d’accord pour bosser sur les consommateurs de crack, il y a des grosses actus en ce moment entre les polémiques autour des “salles de shoot” et les déplacements de camps. Bien sûr, j’accepte: on aurait pu me demander n’importe quoi que j’aurais dit oui, un vrai mort de faim. Autant vous dire que je ne connais rien sur le sujet. Le brief : se brancher avec les asso, les suivre sur le terrain deux soirées, raconter l’aspect sanitaire déplorable et mentionner l'insécurité. Faire simple, en mode reportage. Poser la question de salle de shoot comme réponse.
Heureusement, on me donne une deadline assez réaliste. J’estime avoir assez de temps pour rendre quelque chose de costaud, mais il va falloir que je me bouge le cul assez vite. J’avale des pages et des pages de rapport sur le crack à Paris, je me fais l’historique des scènes de conso - Barbès, Stalingrad et maintenant les jardins d’Éole, dans le 18e arrondissement… - et j’établis une liste d’asso que je pourrais suivre sur un reportage et de contacts qui pourraient m’apporter une parole avisée sur la situation. L’un des interlocuteurs les plus pertinents sur le sujet me semble être l’association Gaïa, qui, entre autre, gère la “salle de shoot” collée à l’hôpital Lariboisière, à deux pas de Barbès et Gare du Nord. J’ai de la chance: Caroline, la journaliste en charge des questions de santé à Mediapart, connait quelqu’un qui y travaille. « Merci beaucoup de te saisir du lourd mais passionnant sujet de la scène de conso de crack. Il y a quelque temps, j'ai écrit un reportage autour de la gare du nord sur les usagers de drogue, avant l'ouverture de la salle de conso, à l'époque il n'y avait pas beaucoup de crack, beaucoup du skenan, c'était plus tranquille manifestement. J'étais avec Gaia, le chef de service José Matos m'avait très bien accueilli. Tu peux le contacter de ma part, peut-être se souvient-il de moi. »
Rapidement, j’obtiens un rendez-vous avec José Matos, chef de service du Caarud, pour Centre d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues - ce que j’appelais jusque là “salle de shoot”.
J’avoue que, comme pour les travailleuses du sexe chinoises, je partais avec une montagne d’aprioris sur les consommateurs de crack, que j’appelle vulgairement “crackeux”, ou “crackheads”. Déconstruire ces réflexes de langage est un premier pas pour rentrer pour rentrer dans cet univers sans biais, et bien qu’il m’arrive encore d’utiliser les termes interdits (ouuuuh!) le micro sentiment de culpabilité qui accompagne ces sorties me chuchote de faire mieux.
Dans un premier temps, j’adopte le langage de mes interlocuteurs pour ne pas passer pour un énorme con. J’apprends rapidement à ne plus dire “salle de shoot”, mais salle de consommation à moindres risques. D’ailleurs, l’appellation fait sens, c’est tout de suite plus visuel, “salle de consommation à moindres risques”, ça fait passer un autre message que “salle de shoot”. On comprend tout de suite qu’il y a une démarche d’accompagnement médico-social. Car oui, lorsque je me rends au Caarud pour rencontrer José Matos, je ne tombe pas sur une horde de zombis défoncés au crack qui font chauffer leur pipe dans l’établissement. Je me sens franchement con d’écrire ça, mais je dois avouer que c’est à peu près la situation à laquelle que je m’attendais après avoir lu les témoignages de riverains du Caarud. Même les abords du lieu sont hyper clean. Quand je rentre, j’ai vraiment l’impression d’être à l’hôpital : c’est propre, un peu terne, des couleurs neutres, claires, néons blafards, déco aseptisée, des feuilles A4 sur lesquelles sont imprimées des règles de vie ou des informations sur le crack scotchées au mur.
Dans son bureau, José me dresse un panorama de la consommation de crack à Paris et des réponses institutionnelles, répressives, hors-sol, trop souvent démago. Pour la plupart des gens, la lutte contre la consommation de drogues passe par le sevrage des utilisateurs, quitte à le forcer, et l’arrestation des dealers. Ça pourrait avoir du sens si ce n’était pas déjà l’approche utilisée depuis des dizaines années et qui s’est avérée, il faut le reconnaître, plutôt inutile. Chaque fois qu’un camp est démantelé, il se reconstruit sur un autre site. Ainsi, la consommation de crack s’est déplacée dans plusieurs quartiers au cours des dernières décennies. La colline, Stalincrack, et aujourd’hui, le jardin d’Éole… il semble impossible de simplement la faire disparaître. La plupart des addictologues plaident pour une politique de réduction des risques plutôt de que criminalisation. La SCMR dans laquelle je me trouve serait une sorte d’expérimentation, plutôt réussie puisque la municipalité réfléchit à en ouvrir d’autres dans Paris.
Avec l’association Gaïa, José organise des permanences mobiles sur les scènes de consommation de crack. Je lui demande si je peux l’accompagner sur une de ces sorties. J’aimerais à la fois documenter le travail de l’association et parler à des consommateurs. C’est un public sensible, m’explique-t-il, il faut les prendre avec des pincettes, ce à quoi je lui réponds que je suis habitué : je travaille sur les travailleuses de sexe chinoises de l’association des Roses d’Acier. Grand sourire sur son visage. Il a lui même assisté à la création des Roses d’Acier. Mieux que ça : il fait partie des fondateurs du Lotus Bus, le programme de Médecins du monde duquel l’association s’est créée. Il m’explique. À l’époque, Médecins du monde pilotait un programme d’échanges de seringues. Un jour, le camion que José conduisait est passé à Belleville, et les maraudeurs ont aperçu des femmes sur le trottoir. Ils se sont demandés si elles étaient prostituées et leur ont proposé des capotes gratuites. C’est comme ça qu’ils ont commencé à approcher ce public. Elles se déplaçaient jusqu’à Château Rouge pour recevoir des préservatifs gratuits. « C’est à cette époque que Médecins du monde a commencé à travailler avec des bénévoles qui parlaient chinois. Parce que distribuer des préservatifs c’est bien, mais pouvoir assurer un suivi social, c’est mieux, souligne-t-il. Tout a commencé par trois préservatifs distribués par la fenêtre du camion. » Sacrée coïncidence !
Je pense qu’avoir été accepté par les Roses d’Acier m’a ouvert plus facilement les portes de ce reportage, parce que José accepte tout de suite que je les suive. Il mentionne également une “aire de repos”, Porte de la Chapelle, où les consommateurs peuvent venir souffler un coup. Ça m’intéresse de la visiter, alors José m’ajoute à une boucle de mails et on prévoit de se revoir dans les jours qui suivent. Une première fois pour que je les accompagne sur la maraude au Jardin d’Eole, et une seconde, pour que je puisse visiter l’espace de repos. Tout roule. On se serre la main et José me raccompagne.
En sortant de la salle de conso, José se fait checker par un consommateur.
Quelques jours plus tard, je rejoins José et d’autres membres de l’association à porte de la Chapelle. Nous passons devant l’aire de repos, que je visiterai plus tard, pour rejoindre la fourgonnette dans laquelle la maraude se déroulera. Parmi les présents, quelques-uns sont d’anciens usagers de crack, on appelle ça des “pairs”. Franck porte une grande barbe châtain, une veste militaire, une casquette et un treillis raccord avec la veste. Il a connu Gaïa lorsqu’il était usager, avant de devenir bénévole et d’être finalement salarié par l’association. Ça fait une trentaine d’années qu’il fréquente Gaïa, qui était un programme de Médecins du monde, au début. Il m’explique qu’avant, les maraudes se faisaient dans un ancien bus de la Ratp. Ça me fait marrer d’imaginer ça.

Avant de partir, José et son équipe préparent les kits qui comportent notamment une pipe en verre propre et des embouts en plastique, pour fumer le “caillou” sans risquer de choper de maladie. On me fait un petit topo de la situation quand la fourgonnette démarre. Le parc est fermé, donc « ça va être la cohue ». Les consommateurs seront tous regroupés à l'extérieur. Hier, il y a eu 110 passages. On plaide pour l’ouverture d’autres salles de consommation, ça soulagerait les maraudes et la salle de Lariboisière, qui voit 350 personnes différentes chaque jour. Trop de passages, ça complique les choses, ça créé de la violence. Les différents dispositifs - aire de repos, maraude, salle de conso -, sont tous interconnectés. D’ailleurs, la plupart bénévoles d’aujourd’hui bossent aussi à la salle de conso ou sur l’aire.
Dès que nous arrivons devant Éole, une énorme queue se forme devant la camionnette. Ils doivent être 150, voire 200, c’est deux fois plus qu’ « avant ». La scène est vachement impressionnante : la portière s’ouvre, les gens s’agglutinent devant le véhicule et les collègues de Gaïa distribuent des kits, des capotes, des lingettes hygiéniques, des trousses de toilette, du gel hydroalcoolique, des masques... Pendant ce temps, ceux qui le veulent peuvent faire analyser leur caillou. Anthony, par exemple, trouve que ce qu’il fume n’a plus le même goût qu’avant. Il craint que les modous, les dealers, aient modifié la composition de ce qu’ils vendent. On prélève un petit morceau de sa boulette de crack et on l’envoie à un labo. Les résultats seront connus dans quelques jours.
Anthony veut bien me parler un peu. Il est accro au skénan et au crack depuis quelques années. Assis dans le fond de la camionnette, on discute de ce qu’il vient faire ici. Il m’assure avoir envie de s’en sortir, mais il n’arrive pas toujours à prendre les mains qu’on lui tend. Dehors, je l’ai vu fumer une taff avant de faire la queue. Je lui demande si il a l’habitude de consommer ici, il me dit que non, qu’il vient pour acheter et se barre aussitôt. Le trentenaire m’explique avoir senti quelque chose de différent dans son crack, il veut voir avec quoi c'est coupé, savoir si son revendeur a pas changé les produits de coupe. Anthony est à l’aise ici, il me dit connaître tous les gens « du bus », ceux qui bossent pour Gaïa. Ça fait sept ans qu’il fréquente l’asso. Il est volubile et me raconte être passé il y a quelques années sur ITélé, l’ancêtre de Cnews, lors d’un reportage sur le plan crack pour défendre la salle de consommation qu’il fréquente régulièrement. On retrouve la vidéo sur Youtube. « Voilà, c’est cette vidéo ! J’étais à la rue à cette époque. » Anthony aimerait bien devenir travailleur pair, lui aussi. Au moment où je veux lui tirer le portrait, il me demande « J’ai pas les cheveux trop en bataille ? » et repart avec ses tongs. En ce moment, il loge dans un hôtel mis à disposition par l’association Aurore pour les consommateurs comme lui. Je note ça sur mon carnet en le soulignant.
Du côté de Gaïa, on est speed. Tous les consommateurs sont parqués devant le parc à cause de la fermeture, ça compliqué la tâche des associatifs. D'habitude, ils viennent au compte goutte, c’est plus facile à gérer. Là, ça commence à pousser un peu pour passer devant. Les usagers s’enchaînent. Je m’entretiens vite fait avec Ryad, 48 ans. Il fume depuis 20 ans. « Le jardin il est malsain, y'a des carotteurs, des gens qui te portent l'oeil », affirme-t-il. Je me demande s’il n’est pas en plein trip. Et puis, il me confie : « Je préfère fumer dans des endroits seuls, j'ai honte. Le regard des gens me met mal. »
Au moment de remballer, une embrouille éclate. Un gars au milieu d’un groupe assis vingt mètres plus loin, sur un rebord, commence à hausser le ton sur une femme. Il l’insulte et la tarte violemment. Elle s’en va. La situation redevient calme. Ça n’a l’air d’étonner personne dans la fourgonnette. Nous repartons. La matinée m’a laissé un goût étrange.
L’article en question : https://www.mediapart.fr/journal/france/070621/des-jardins-d-eole-au-repit-d-une-salle-de-shoot-l-errance-des-usagers-de-crack-parisiens
Petit mot de la fin :
Je voulais déjà vous remercier d’être de plus en plus nombreux et nombreuses à lire Carnets de reportage. À l’heure où j’écris ces lignes, vous êtes 140 abonnés à la newsletter ! Ça grimpe tout doucement. J’espère que le passage de la newsletter à un format quinzomadaire vous permettra de trouver un moment pour la lire. Si vous voulez vous mettre à jour, toutes les archives sont dispo sur ce site.
Encore une fois, l’objectif n’est pas de monétiser la newsletter mais il faut comprendre que plus j’ai l’impression d’être lu, plus ça me motive à écrire. Alors n’hésitez vraiment pas à en parler autour de vous, à faire un petit post sur les réseaux ou à abonner de force vos victimes amis !