L’idée n’est pas de moi. Elle vient de ma lecture du moment, Pisser dans les cours d’eau, de Serge Haston. La revue Invendable, qu’il co-édite avec plusieurs autres journalistes, raconte les dessous de leurs reportages. Tout ce qui n’est pas montré dans les articles vendus et publiés ailleurs, des voyages et des personnages qui se seraient autrement perdus entre les pages d’un carnet Moleskine.
Je pense que c’est une limite du journalisme classique: l’essentialisation des personnes que nous rencontrons. Lorsque nous les écrivons, nous les réduisons à une fonction, à une action; ils n’existent dans un article que pour illustrer un propos et c’est parfois frustrant pour moi de ne pas être capable de les décrire comme je les ai vus. L’après-publication rend les choses encore plus bizarres. Soyons francs, il est rare que nous nous revoyons autour d’un café ou d’un verre pour prendre des nouvelles. Une fois l’article paru, chacun trace son chemin - il y a bien quelques exceptions, mais elles sont trop rares. La plupart du temps, le texte publié constitue le seul souvenir qu’il me reste de mes “sujets”, encore plus si nous n’avons pas échangé nos réseaux sociaux.
Voilà d’où me vient l’envie de raconter les dessous de mes articles, même s’ils ne me mèneront pas à Pétaouchnok. J’aimerais en conserver une trace, et si elle peut en intéresser certains, c’est tout bénéf’. N’oublions pas l’aspect promo de mon travail. Tous les jeudis à 18h, Carnets de reportages se fraiera un chemin dans votre boîte mail.
Les articles desquels je raconterai les dessous ne seront pas forcément des reportages, mais “Carnets d’articles” c’est quand même beaucoup moins stylé.
Pour lire l’épisode précédent:
Les cueilleuses chinoises de Paris
Partie 2
Je rencontre Lu et sa mère dans une brasserie à porte Dorée, à deux pas du bois de Vincennes. Ieong me demande si je parle chinois, je lui réponds que non et lui explique que mon père a bien essayé de m’apprendre quand j’étais petit, mais je n’en avais aucune envie. Elle rigole et raconte que sa fille aussi rechignait à apprendre la langue, ce qu’elle confirme sans honte. Lu a appris au lycée, et aujourd’hui, elle essaie de se reconnecter avec des racines qu’elle a longtemps mises de côté. Elle travaille sur un documentaire, sorte de généalogie dans lequel elle aimerait remonter l’histoire de ses ancêtres chinois. Je pense que nous sommes assez similaires sur ce point, elle et moi. Je me suis à nouveau intéressé aux anecdotes de mon père et à sa langue lorsque j’ai commencé à travailler sur Roses d’Acier. Je ne sais pas vraiment quelle a été ma motivation, enfin, l’ordre dans lequel les choses se sont établies dans mon esprit. Essayais-je de me rapprocher de mon père pour mieux comprendre les femmes sur qui j’écrivais ? Ou sont-ce leurs histoires qui ont nourri le désir de mieux comprendre mon père ? Quoiqu’il en soit, j’ai le sentiment que Lu et moi nous comprenons. Nous commandons un café. Ieong, elle, s’arrête sur un poisson blanc en sauce.
Bien sûr, nous parlons cueillette. Ieong a l’air intarissable sur la botanique. Nous sommes début avril, le soleil en a fini de se cacher derrière son manteau de grisaille - quel mois d’hiver déprimant ! -, c’est la période parfaite pour sortir cueillir, m’expose la mère de Lu. Nous nous situons en pleine saison des pissenlits, des cardamines, du plantain et de l’absinthe. De l’ail des ours aussi ! Lorsque je lui parle du spot d’Orsay, sur lequel Flaminia et Fabien m’ont rencardé, elle relâche les bras et me répond dans un soupir: « Orsay ? On a trop cueilli là-bas, ça ne m’intéresse plus. » Et continue en me donnant d’autres lieux de cueillette, me faisant jurer au passage de garder le secret. « En fait, je cueille à presque tous les terminus de RER et de Transilien. Tu peux le dire comme ça, oui. »
Ieong dispose d’une connaissance encyclopédique des plantes, c’en est presque absurde. Elle me convainc définitivement de son expertise lorsqu’elle aborde l’absinthe et ses usages. « On l’utilise pour les gâteaux de de Qingming [La Toussaint chinoise, en gros], mais on peut aussi sécher et moudre les feuilles pour confectionner des bâtons à brûler qui guérissent les maladie. Au bout du bâton, il y a une substance qui sort et pénètre dans la peau pour aider à faire sortir la maladie. Si, si, je te jure ! Ca s’appelle zhenjiu, c’est une sorte d’équivalent de l’acuponcture. On l’utilise contre le paludisme. Regarde dans les prix Nobel, il y a une Chinoise qui s’appelle Tu Youyou. » Lu cherche le nom sur son téléphone. « Elle est née en 1930, ça date ! » Et effectivement, cette chercheuse en pharmacie a obtenu le Nobel en 2015 pour ses recherches sur “la mise en évidence des vertus antipaludiques d’un des composés de l’armoise annuelle”. Ieong ne s’arrête pas là. Elle connaît toutes sortes de remèdes comestibles: le plantain pour guérir les infections urinaires, les stellaires pour améliorer le transit, les tisanes de pousses de saule pour réguler le foie… Elle tient toutes ses connaissances de ses aïeux. Contrairement à Xiaodui* (lire le Carnet de reportage précédant), Ieong a grandi dans un milieu rural du sud de la Chine, vers Macao. Elle a passé son enfance et son adolescence à planter et récolter du riz, des patates douces, des cacahuètes, de l’igname, du taro… Pas besoin du fameux livre cité par Fabien et Flaminia, elle complète ce savoir transmis de génération en génération avec Youtube, une chaîne en particulier, dont j’ai oublié le nom, qui lui permet de mettre les noms français sur certaines plantes.
Il y a quelque chose d’assez familier dans le visage d’Ieong. Je ne sais pas trop comment l’expliquer, mais il me rappelle celui de mon père. La ressemblance prend une autre dimension lorsque Lu m’explique que son nom de famille est un dérivé cantonnais de “Yang”, peuplier… le même que le mien. Serait-il possible que sa mère et mon père soient de lointain cousins ? J’ai déjà entendu parler de récits de migration du Sud vers le centre dans ma famille. Ce n’est peut-être qu’une coïncidence. Peut-être que le travail de Lu permettra d’éclaircir ce mystère.
Nous évoquons rapidement son parcours migratoire. Ieong est arrivée en France avec sa sœur, en 1983, pour suivre leur frère qui s’y était installé quatre ans plus tôt. « Tu sais ce qui m’a surpris ici, me demande-t-elle ? Le pain perdu. À Macao, c’était un dessert de luxe. Quand je suis arrivée en France, j’étais étonnée de ne quasiment jamais en trouver à la carte. Imagine ma tête quand j’ai appris que c’était un plat que les gens mangeaient pour faire des économies en utilisant le pain rassis ! »
Ieong, ou Céline de son nom français, propose que nous prolongions l’interview par une balade dans le bois de Vincennes pour qu’elle me montre des exemples de plantes qui pourraient être cueillies. J’accepte volontiers et me propose de régler l’addition. Je lui dis que j’enverrai la facture au magazine, que d’une certaine manière, c’est une note de frais, et en glissant ma carte dans le TPE, je croise les doigts pour qu’on accepte de me rembourser cette dépense imprévue. « Si c’est le magazine qui invite, je ne vais pas dire non ! », rigole-t-elle.
Le bois est littéralement à trois pas de la brasserie. Ieong continue à m’impressionner, elle identifie une dizaine d’espèces de plantes tout en m’expliquant comment les consommer, quels maux elles soulagent… Elle me parle d’un concept de flux, de l’air chaud et froid qu’il faut réguler dans le corps pour se sentir bien. Cette plante permet de mieux faire circuler le flux chaud, celle-là le flux froid, « comment ça ton père ne t’a jamais appris ça ? » s’exclame-t-elle, mi-indignée mi-taquine. J’avoue, je n’y connais rien en médecine traditionnelle chinoise. Mon père a déjà dû m’en parler quand j’étais petit, mais comme beaucoup de choses quand on est petit, c’est entré par une oreille et ressorti par l’autre, comme le dirait ma mère. Lu aussi ne s’intéressait pas à ces savoirs avant récemment. Là, elle a repris l’étude du chinois, et dès que sa mère évoque un concept ou un nom de plante, elle se demande comment on l’écrit. Son carnet est rempli de caractères chinois.


La balade botanique s’éternise. Je vois l’heure tourner, et ce n’est pas que j’ai mieux à faire ailleurs, mais je ne ressens pas le besoin d’étirer le moment plus longtemps. Ieong m’a parlé de son groupe de tatas qui sort souvent de Paris pour aller faire des rando-cueillettes hebdomadaires, et elle m’invite volontiers à les rejoindre jeudi. « On m’a tellement donné quand je suis arrivée ici, alors si je peux rendre service tu sais, je le fais volontiers. » Le temps se couvre et il commence à goutter. J’utilise cette excuse pour fausser compagnie à mes deux camarades, bien que ça ne soit pas vraiment un mytho : je n’ai pas envie de me prendre une saucée en rentrant.
Le lendemain, j’ai rendez-vous avec Juliette et sa mère. Rappelez vous du dernier numéro de Carnets de reportages : il s’agit de cette amie qui m’avait proposé d’accompagner sa mère, seul avec une pelle et son chien dans une forêt à l’emplacement secret. Avant ça, Juliette me propose de la rencontrer au parc de La Villette. Elles y seront toutes les deux pour promener le chien, avec le père et le gendre, mon pote Vinh. Xiaowei, la mère de Juliette, s’est faite toute belle pour sa première sortie après s’être faite percuter par un conducteur de BMW trop zélé. J’ai l’impression qu’elle est un peu déçue de mon niveau de chinois, et clairement, Juliette me sert d’interprète. Elle a beaucoup de points communs avec Ieong, toutes les deux sont des livres de médecine sur pattes, cueillent en dehors de Paris parce que la capitale est trop polluée, et utilisent des consommables dans leurs farces de raviolis ou de brioches. Après ma rencontre avec Xiaowei, je suis convaincu d’une chose : le gros du reportage de Society se fera avec Ieong et sa clique de tantines. Incapable d’entretenir une conversation sur ce sujet spécifique en chinois, la sortie en tête à tête avec la mère de Juliette me paraît compliquée à réaliser.
Jeudi matin, donc, je retrouve Ieong - celinette, de son pseudon WeChat - à gare du Nord, sur les quais du transilien. En tant qu’organisatrice de ces sorties, elle s’efforce de toujours être la première arrivée pour guider ses copines qui arrivent au compte-goutte. Une fois les présentations faites, nous nous installons dans le train quelques minutes son départ. Nous sommes six au total, mais d’habitude, elles sont plus nombreuses. Jusqu’à vingt, me fait-on savoir. Linda, Xiaoyu, Yujie et Youying ont l’air ravi de m’accueillir dans leur groupe. Ces tantines du même âge qu’Ieong m’appellent shuaige, “beau gosse”, un terme utilisé presque plus pour marquer l’affection que pour séduire. Pour ceux qui voudraient le mot à employer pour alpaguer le sexe opposé, on utilisera meinu pour dire “belle gosse”. Je ne sais pas s’il est toujours d’usage d’accoster les gens comme ça. À vos risques et périls.
Pendant le trajet, nous faisons connaissance. Ieong me laisse me débrouiller et ne traduit que lorsque je suis complètement perdu. On parle de tout et de rien, de leurs régions natales, de mes parents, de la dernière fois que nous sommes allés en Chine… Je leur fais part du voyage que j’ai prévu cet été à Shanghai, avant de rejoindre ma famille à Xi’an pour fêter le mariage de ma cousine, et elles me font des recommandations touristiques. « Il faut absolument que tu ailles voir Suzhou ! Ce n’est qu’à une heure de Shanghai en train, tu peux y partir le matin et revenir le soir, me conseille Xiaoyue. Pareil pour Hangzhou ! Ce sont deux villes qui à faire dans la région. »
Au bout d’une heure de train, peut-être plus, nous arrivons enfin au terminus. Ieong m’avait parlé de randos de 30km, avant de me prévenir de prendre une paire de baskets de marche, de quoi manger le midi, et une gourde d’eau. Je m’étais préparé au pire. Tout le groupe a l’air bien équipé, vêtements de sport et chaussures de rando aux pieds. Je n’ai jamais randonné de ma vie et j’avoue que la perspective de me taper trente bornes en jean ne m’enchante pas vraiment. Mais bon, je me dis que si ces tatas chinoises proches de la retraite - certaines le sont déjà ! - en sont capables, je trouverai bien les ressources pour les suivre.
Nous traversons un petit village aux rues pavées et passons devant une église et son cimetière. Ieong me fait un petit cours d’histoire sur l’édifice qui date du Moyen-Âge. Une véritable Stéphane Bern en puissance. En plus de sa connaissance encyclopédique des plantes, Ieong en connaît un rayon sur le patrimoine français. Sa passion pour la randonnée l’a amenée à visiter les quatre coins de la France, et son incroyable mémoire lui permet de retenir le moindre détail historique. C’est la lecture qui a nourri sa passion pour l’histoire française, elle m’explique adorer découvrir en vrai les lieux mentionnés dans les grands classiques de la littérature.
Le soleil est rayonnant. Nous nous engageons sur un chemin à travers des champs de rien pour nous engouffrer dans la forêt. Ieong crève de chaud dans sa tenue à quatre couches. « Il est temps de faire l’oignon », dit-elle avant d’enlever sa veste et sa grosse chemise rouge à carreaux. L’expression me fait marrer, je ne l’avais jamais entendue avant. Lorsque je lui fais remarquer, elle a l’air étonnée.
Finalement, nous ne marchons que 5km avant de tomber sur un bas-côté où l’ail des ours pousse en abondance. Les tatas sortent des sacs de leur sac, des couteaux et des gants. Elles identifient les plus belles feuilles avant de couper au plus proche du sol. L’une d’elles me tend un sac en papier, genre sac de primeur, et me dit de cueillir avec elles. Je me prête au jeu. Après en avoir récolté suffisamment, nous nous asseyons sur un coin de pelouse pour déjeuner. Ieong s’est faite cuire des patates qu’elle a soigneusement emballées dans de l’allu pour conserver la chaleur tandis que les autres s’envoient un plat de riz transporté dans une sorte de récipient isotherme. Je m’enfile ma salade de pâtes achetée le matin même, et finis le repas avec un café servi par Linda et des figues séchées qu’Ieong s’est procurée dans un magasin bio. Sur le chemin du retour, lorsque nous regagnons la ville et le bitume, nous tombons sur un parterre de tulipes planté par la municipalité. Les tantines prennent un moment pour se photographier devant. Sur le trajet du retour, je m’endors comme un bébé dans le transilien.
Le soir, je vais chercher des nouilles au poulet frit dans un restaurant près de chez moi. Je coupe deux feuilles d’ail des ours pour agrémenter mon repas après les avoir abondamment rincées. Ieong m’a conseillé de les passer dans du vinaigre, mais j’ai la flemme, je me vois mal clamser pour deux feuilles d’aromates, mon bide est suffisamment solide. L’ail des ours est bien plus appétissant que les feuilles de pissenlit que Xiaodui m’avait ramené la dernière fois. Il s’en dégage une odeur oignonnée (bsahtek le néologisme) qui pourrait se marier avec n’importe quelle pièce de viande, de poisson, voire même avec certains légumes grillés. De l’aubergine, par exemple. En bouche, ça ressemble à de la cébette, le croquant en moins. J’engloutis mon bol de pâtes et monte me coucher. La journée m’a fané. Lorsque j’envoie les vidéos de la rando à une amie médecin, elle me dit : « Tu es sûr que c’était de l’ail des ours ? Ça ressemble beaucoup à la colchique qui peut être mortelle si on en ingère. » Mon ventre gargouille bruyamment.
* Le prénom a été changé
J’ai décidé de scinder ce Carnet de reportage en trois parties, car il est plutôt mastoc. La semaine prochaine, vous retrouverez Ieong en mannequin photo pour le photographe de Society.