L’idée n’est pas de moi. Je la tiens de Pisser dans les cours d’eau, de Serge Hastom. La revue Invendable, qu’il co-édite avec plusieurs autres journalistes, raconte les dessous de leurs reportages. Tout ce qui n’est pas montré dans les articles vendus et publiés ailleurs, des voyages et des personnages qui se seraient autrement perdus entre les pages d’un carnet Moleskine.
Je pense que c’est une limite du journalisme classique: l’essentialisation des personnes que nous rencontrons. Lorsque nous les écrivons, nous les réduisons à une fonction, à une action; ils n’existent dans un article que pour illustrer un propos et c’est parfois frustrant pour moi de ne pas être capable de les décrire comme je les ai vus. L’après-publication rend les choses encore plus bizarres. Soyons francs, il est rare que nous nous revoyons autour d’un café ou d’un verre pour prendre des nouvelles. Une fois l’article paru, chacun trace son chemin - il y a bien quelques exceptions, mais elles sont trop rares. La plupart du temps, le texte publié constitue le seul souvenir qu’il me reste de mes “sujets”, encore plus si nous n’avons pas échangé nos réseaux sociaux.
Voilà d’où me vient l’envie de raconter les dessous de mes articles, même s’ils ne me mèneront pas à Pétaouchnok. J’aimerais en conserver une trace, et si elle peut en intéresser certains, c’est tout bénéf’. N’oublions pas l’aspect promo de mon travail. Carnets de reportages se fraiera un chemin dans votre boîte mail un jeudi sur deux à 18h.
Les articles desquels je raconterai les dessous ne seront pas forcément des reportages, mais “Carnets d’articles” c’est quand même beaucoup moins stylé.
Pour lire l’épisode précédent :
Dans un hôtel de Paris, des consommateurs de crack tentent de se reconstruire
On est en 2021 et mon CDD d’été à Mediapart arrive à sa fin. Globalement, c’était plutôt cool, à part la clim, parce qu’on était en pleine canicule et qu’une majorité d’employés avait voté, avant que j’arrive, pour ne pas allumer les climatiseurs sous prétexte qu’ils consomment trop d’énergie. Mais je vous jure que quand il fait 40 degrés dehors, qu’on est obligé de porter le masque (et donc, de suer de la bouche), et qu’on est à Paris - ça doit être prouvé quelque part qu’en milieu urbain la chaleur est plus difficile à vivre qu’ailleurs, genre que le goudron l’absorbe ou une connerie comme ça, parce que cet été, Paris ressemble franchement à un four - on a qu’une envie : c’est de les allumer, ces putains de climatiseurs. Surtout que le soir, je rentrais dans mon appart’ sous les combles chauffé toute la journée par le soleil. C’est comme une voiture qu’on aurait oublié de garer à l’ombre. Une voiture qui n’aurait pas la clim. Et qui resterait sur place, les fenêtres fermées.
Depuis mon dernier sujet sur le crack, je n’arrête pas de penser à ce qu’Anthony m’a dit. « J’habite dans un hôtel réquisitionné par une association pour les consommateurs de crack ». Je ne peux pas m’empêcher de fantasmer un peu sur le truc, d’imaginer un huis-clos où circule la drogue, les embrouilles et les trucs bizarres. Je créé des personnages dans ma tête à partir des quelques consommateurs que j’avais pu interviewer ou observer, et je me dis que ça doit pas être évident, quand même, de faire cohabiter une dizaine de types qui peuvent péter à tout moment. D’ailleurs, comment ça se passe ? Ils ont le droit de fumer, là-bas ? Ça me paraît aussi dangereux de les laisser consommer que de créer une sorte de coloc de sevrage forcé.
José Matos, de l’association Gaïa, que j’avais rencontré dans la salle de consommation, me met en contact avec Kutjim Kaci. Au sein du programme Assore de l’association Aurore, il gère plusieurs hôtels, partiellement ou entièrement réquisitionnés par la préfecture pour y loger des consommateurs. On s’appelle, avec Kujtim. Il m’a l’air d’un type super sympa. Lui n’est pas opposé à ce que j’écrive sur ce dispositif d’hébergement, mais il doit en parler à sa hiérarchie. C’est un truc que je n’ai jamais eu à faire avant, mais je lui envoie un micro pitch d’article pour qu’il puisse le transmettre à l’association. « Comme convenu par téléphone, je vous transmets le projet d'article que je souhaite écrire pour Mediapart pour l'hôtel de consommateur géré par votre association. Il s'agirait d'un reportage écrit au long cours, avec de la photo dans un cadre que nous pourrions convenir en amont. J'aurais aimé pouvoir passer plusieurs fois dans la structure, à raison peut-être d'une à deux après-midi par semaine, pour pouvoir raconter la vie dans l'hôtel et les enjeux auxquels une telle structure est confrontée. »
Le problème, c’est que Kujtim était en vacances. Il me répond un mois plus tard. C’est ma dernière semaine à Mediapart, donc il faut que je m’active si je veux finir ce papier avant de partir. Tant pis pour le “long cours”.
Je rencontre Kujtim dans les bureaux du programme Assore, au bord du canal de l’Ourcq. Il me met tout de suite à l’aise avec son français teinté d’un très léger accent. Il a la voix calme et la blague facile. Je fais la connaissance de son équipe - enfin, de ceux qui sont présents aujourd’hui - et nous nous installons dans son bureau. L’idée de ce premier de contact est de nouer une relation de confiance qui pourrait déboucher sur un reportage. J’avoue que je suis un peu mal à l’aise parce que je n'arrive pas à savoir comment prononcer son prénom. Kujtim est un patronyme dont je n’ai pas l’habitude. En fait, on le dit comme si le -j était muet, c’est super simple, je me sens un peu con.
Kujtim me fait un topo de la situation. Il me raconte le crack à Paris comme il l’a vécu, en tant que travailleur social depuis plus de dix ans. Il a tout connu, si bien que les contacts qu’il a noué au sein des consommateurs lui ont ouvert les portes de “la colline”. Quand le coin était chaud, lui s’y sentait à l’aise et était le bienvenu : ça lui a permis continuer de bosser avec les gens là-bas. La plupart des types qu’il héberge avec Assore, il les connait de longue date et les a vus évoluer au gré des évacuations et des reconstitutions de camps. À chaque fois, c’est la même chose : la drogue se fixe sur un point de deal/consommation, ça créé des camps, les riverains se plaignent des nombreuses nuisances, la police démantèle le camp, la drogue se fixe sur un nouveau point de deal/consommation, les riverains se plaignent des nombreuses nuisances… Et c’est ça depuis quoi, trente ans ? Je suis pas un expert de ces problématiques, mais ça m’a l’air quand même sacrément inefficace, cette manière de lutter contre le crack. L’alternative ? Un accompagnement médico-social. Salles de consommation à moindres risques ou dispositifs d’hébergement, pour sortir les types de la rue et pouvoir les suivre plus facilement. Mais bon, ce n’est pas une solution miracle. Kujtim, José et les autres ne sont pas Mimi Mathy, ils ne peuvent pas claquer des doigts et hop, du jour au lendemain plus de crack, plus d’errance dans les rues, plus de problèmes. Ça ne fonctionne pas comme ça.
Kujtim me montre le planning de ses équipes. À Paris, Assore gère cinq hôtels entièrement réquisitionnés pour héberger les consommateurs. Dans d’autres établissements, ils disposent de quelques chambres par-ci, par-là, pour un total de 320 places [et encore, c’est le chiffre de 2021, ça a sans doute augmenté depuis]. Loger tous les consommateurs est un rubick’s cube constant, certains doivent être déplacés, des places doivent être créées, il faut s’arranger avec les proprios des hôtels, enfin bref, niveau organisation, c’est un sacré casse-tête. Surtout, il faut organiser les visites de suivi. C’est là où le planning intervient : les équipes d’Assore font la tournée des hôtels pour rendre visite à leur public et s’assurer que tout va bien.
Anthony, le type que j’avais rencontré sur la maraude devant le jardin d’Éole, m’avait parlé d’un hôtel vers Barbès. Il se trouve que c’est le seul établissement qui dispose d’un espace commun où les consommateurs peuvent se retrouver, discuter, regarder la télé et faire d’autres trucs, comme je le découvrirai bien assez tôt.
Kujtim me dit que c’est une super bonne idée d’aller là-bas pour le reportage, parce que cet espace permet de vraiment se poser et choper ceux qui ont envie de parler. Lui-même doit s’y rendre dans quelques jours, avec une psychologue, ils organisent toujours un petit goûter lorsqu’ils y passent, ça serait le moment idéal pour que je rencontre les résidents. J’explique à Kujtim que j’apprécie plus bosser sur le temps long, que j’aimerais y aller une première fois pour créer de la proximité avec les gens, sans forcément trop forcer sur la prise de notes, et revenir une seconde fois, voire une troisième fois, pour faire des entretiens avec ceux qui sont à l’aise de me parler. Ça lui plaît à Kujtim, cette façon de faire. On se met d’accord qu’un appareil photo ne serait pas forcément le bienvenu tout de suite et rendez-vous est pris quelques jours plus tard pour que je vienne découvrir ce que j’appelle grossièrement en privé “l’hôtel du crack”.
Rendez-vous à Barbès. Kujtim tient à ce que l’adresse et le nom de l’hôtel restent entre nous, il ne voudrait pas que l’article attire des personnes mal intentionnées. Il faut dire que le crack est un sujet brûlant, on imagine assez facilement comment les voisins pourraient réagir. Ceux du Jardin d’Éole manifestent presque toutes les semaines et dès qu’une salle de consommation doit ouvrir quelque part, les riverains sont tous vent debout pour que le projet ne voit pas le jour. Dans le voisinage de l’hôtel, tout se passe bien. Personne ne sait qu’il héberge des consommateurs, il se fond dans le quartier. On doit se dire qu’il y a « des gens chelous » qui traînent devant, mais des gens chelous à Barbès, ça ne détonne pas tant que ça. Et l’emplacement de l’hôtel est idéal pour ce type de dispositif : l’établissement est proche de beaucoup de structures d’accompagnement, comme la salle de consommation de Lariboisière.
L’entrée est minuscule et franchement, j’aurais pu marcher devant dix fois sans trouver si Kujtim ne m’attendait pas devant avec Ombeline, l’assistante sociale qui l’accompagne. On traverse un couloir exiguë et sombre au bout duquel une porte donne sur une cour baignée de soleil. Le comptoir de la réception se trouve à droite, juste avant la courette. Madame Azoub, la tenancière, nous salue chaleureusement. Elle a l’air d’être un sacré personnage, la cinquantaine voire la soixantaine, le débit rapide et le verbe tranchant. Madame Azoub pourrait sembler austère au demeurant, mais dès qu’elle ouvre la bouche, je comprends rapidement que c’est une adorable mamie bourrée de bonnes intentions. Kujtim m’avait expliqué que des fois, ça se passait pas super bien avec les gérants des hôtels, mais qu’avec madame Azoub, c’était vraiment facile. Il faudra absolument que je lui parle la prochaine fois.
Après avoir échangé trois mots avec madame Azoub, on pénètre dans la petite cour. C’est lumineux. Il y a une table au centre, avec des chaises disposées tout autour. Au fond, une pièce avec une télé. Kujtim et Ombeline ont ramené des gâteaux, de l’Oasis et du Coca. Ça fait sortir les résidents. Petit à petit, les chaises se remplissent. Des mecs de tous âges, un peu abîmés, y’a des chicots qui manquent, des cicatrices qui se montrent, des jambes qui boitent. Ils appellent tous Kujtim “boss”, ou “chef”, on sent qu’il a gagné ses galons. Le taulier me présente aux autres, leur explique que je suis journaliste mais que je suis pas là pour écrire des saloperies sur eux, que je souhaite les interviewer sur l’hôtel et leur vie, et leur vie à l’hôtel, et que s’il y a des gens chauds pour échanger avec moi, j’écouterai volontiers leurs histoires. Bien sûr, il y a des réticents. Un grand gaillard fin comme une brindille, casquette sur la tête, me lance « il faut me payer pour que je parle ! ». Je lui réponds que c’est pas trop le genre de la maison, après quoi il me dit que « les drogués sont pas fiables » avant de se foutre la gueule du t-shirt Lacoste contrefait d’un autre gars.
Adel est plus loquace. Il ne voit pas pourquoi il s’empêcherait de parler. Lui, il ne consomme que des “benzo”, pour benzodiazépines, des médocs généralement prescrits pour soulager l'anxiété, le stress ou l'insomnie. Mais consommés d’une certaine façon, couplé à la tize par exemple, ça fonctionne comme une drogue, on se sent plus léger, on pense pas à ses problèmes, on est défoncé, quoi. Devant nous, il s’allume un joint de shit. Je commence à douter de ce qu’il m’a dit sur sa conso. Je lui dis pour rigoler « bah c’est pas du benzo ça non ? » Et finalement, il avoue aussi consommer du Lyrica, un autre médoc utilisé pour traiter le stress post traumatique et l’anxiété. C’est un peu plus balèze que les benzodiazépines. J’écris ces lignes alors que je n’ai jamais touché à un produit de ma vie, même pas de la beuh, j’ai franchement aucune idée de l’effet que ça pourrait avoir, en fait. Du coup j’évacue un peu le sujet drogue, on parle de l’hôtel. Adel est là depuis deux mois, et ça va faire deux ans et demi qu’il fréquente les structures d’accompagnement. Le trentenaire est arrivé d’Algérie, il a commencé par dormir chez sa soeur, puis dans la rue, et enfin dans les camps de toxicos. Trois ans qu’il est à la rue, sans-papier, à voler des téléphones pour se nourrir et acheter sa came. Il évoque pèle-mêle plein de trucs sans forcément faire de lien entre chacun, c’est difficile de suivre. Adel aurait vendu des cigarettes à la sauvette, se serait fait voler, les gens dans la rue le font chier, il fait la manche… Surtout, il veut changer d’hôtel parce que dans ces chambres-là, il n’y a pas de télé.
Ah, la télé ! Kujtim m’apprend que c’est une demande qui revient très régulièrement, parce qu’être hébergé dans une chambre c’est bien, mais ne pas s’y faire chier comme un rat mort, c’est mieux. Se retrouver seul avec soi-même pendant plusieurs heures quand on a été cabossé par la vie, par la rue, que nos pensées sont sombres, qu’on souffre d’anxiété ou de troubles psys plus sévères… Je comprends que la télé soit une solution demandée. Du coup, la petite salle du fond de la cour, où se trouve la seule télé à laquelle ils ont accès, est parfois source de conflits. Certains s’y enferment, refusent de partager, gardent la zappette pour eux.
Abdel, un cinquantenaire que tout le monde appelle “l’ancien”, abonde. Il interroge Kujtim : pourquoi on ne pourrait pas installer une télé ou un micro-ondes dans les chambres ? Réponse du chef : les installations électriques font que c'est pas possible. Abdel est convaincu de s’être fait péta sa tablette dans la “salle détente”. Ça lui fout le mort : il adorait s’en servir pour aller sur Youtube. Kujtim lui dit qu’il va essayer de voir ce qu’il peut faire, si elle émerge dans les jours qui suivent, mais Abdel est convaincu qu’on la revendue pour s’acheter du caillou. Il a demandé à madame Azoub de visionner les caméras de vidéosurveillance mais elle n’a pas voulu, de peur de fragiliser l’harmonie entre des résidents.
Avant de remballer, Kujtim s’entretient quelques minutes avec madame Azoub. À chaque passage, les équipes d’Assore vérifient les absences avec la réception. Normalement, ils laissent les clés quand ils sortent donc on sait qui est là ou pas. Le boss s’enquiert de la situation de Mohammed, arrivé récemment. Sa clé n’est pas là, ça signifie donc qu’il est dans l’hôtel. Tout va bien.
Au moment de repartir, nous convenons de nous retrouver ici la semaine prochaine, même jour, même heure.
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